C'est lorsque le manteau poudreux des montagnes descend ensevelir les plaines habituellement revêtues de centaines de nuances verdoyantes et chamarées que l'on peut découvrir vraiment la force de chaque créature. On repère alors ceux qui courbent la tête et ploient face au blizzard, et on sait alors qu'ils fuiront ou subiront chaque épreuve de leur vie ; mais se découvrent aussi ceux qui redressent encore la tête, le museau levé en affront pour sentir la morsure brutale et insidieuse du froid comme un défi qu'ils se refusent de perdre.
On peut alors s'attendre à de nombreuses surprises.

Ça gratte à droite. Saleté de puces, même exterminées par un traîtement glacial, leurs morsures perdurent. C'est d'une patte vigoureuse que l'étrange animal se débarasse de sa gêne, faisant glisser une masse de neige depuis quelques temps déjà accumulée sur sa tête et son dos. Il serait vain d'essayer d'estimer depuis combien de temps il était assis là, à contempler un horizon immaculé aussi somptueux que désertique. Le loup avait lui-même l'air sans âge, ni âgé ni juvénile, le regard mêlé d'une pointe de folie et de lucidité. Maintenant qu'il avait été rappelé à la réalité hivernale, il avait envie de bouger, de courir, et de sentir la neige molle glisser entre ses pattes. Ni une ni deux, il s'élance tout droit, sautant majestueusement (et stupidement) dans une pente abrupte éclaboussant la poudreuse tout autour de lui le long de sa descente mouvementée, malmené par son propre poids, roulant, trébuchant.
Rien ne semblait pouvoir arrêter une telle débacle acrobatique ; ho, excepté peut-être ce pin massif. Le choc fut suivi d'une chute de neige en provenance des branches.

Une queue touffue et blanche s'élève du tas, suivie d'une croupe qui tente de s'extirper, les pattes grattant vers l'arrière ; et soudain, c'est la tête qui reparaît, couverte d'un monticule blanc qui applatit ses oreilles. À droite, à gauche. Puis il s'ébroue, et s'éloigne rapidement en direction de la montagne suivante. La descente était plus expéditive que l'escalade. Il ne cessait de fixer son but des yeux, regardant le terre-plein qui s'avance au-dessus de la crevasse. C'était là, l'endroit unique en ces terres, où il devait se rendre. S'y rendre pour quoi au fait ? Il sembla hésiter un instant en regardant le sol à la venue de cette question. Oh, et puis qu'importe après tout. S'il voulait aller là-bas, il suffit d'y aller ; il n'y aura qu'à voir ensuite.
Ce sont de longues heures à serpenter parmis les rocailles, à chercher des chemins, des sentiers, jusqu'à cette place. Il s'arrêtait de temps à autre pour gober de la neige, la laissant fondre sur sa langue pour boire, ce qui ne manquait pas de lui provoquer des soubressauts dans tout le corps tant cette substance était fraiche.
Enfin, les hautes pierres se dessinaient, comme un piedestal au milieu d'une clairière.

Il se mit sur le dos quelques instants pour reprendre son souffle, pattes tendues vers le ciel, comme s'il avait été vulgairement retourné comme le jouet d'un enfant poussé du doigt.
Enfin, il grimpa sur ce semblant de trône. Poils au vent, oreilles malmenées, il se tourna face au menhir immense, percé de part en part d'un trou béant, comme résultant du passage d'une étoile filante à travers lui. Bien sûr il connaissait l'étrange propriété de cette pierre, la configuration parfaite des lieux qui donnait une accoustique si étrange qu'elle n'aurait sû être le fruit d'un simple hasard. Il prit une inspiration longue et profonde, puis hurla à travers le trou de la pierre.

Un cri que tout les loups connaissaient. Le cri d'un appel, sans distinction de clan ou de meute, le hurlement d'un rassemblement. Porté au loin par le vent, sa voix se déverse dans les montagnes dans un écho, véritable vague sonore qui profite des courants pour se répandre à travers les vallées, amplifié par chaque promontoire, chaque falaise, chaque mur de pierre. Il hurla, encore, longuement. Puis lorsque lui-même n'entendit plus l'écho de son dernier cri, il se coucha, érreinté.

Il n'y avait plus qu'à attendre qu'ils arrivent.

Il les avait observé s'assembler, sans un mot. Il était resté sans réponse à leurs questions successives, et leur avait simplement demandé d'attendre, d'une voix calme. Alors que le temps passait, ils se faisaient tous plus nombreux. Les loups trépignaient un peu d'impatience, mais lui s'était laissé recouvrir lentement de neige jusqu'à ce qu'il jugeat qu'il y ait assez de monde - semble-t-il.

C'est alors qu'il se décide enfin à se mouvoir, relevant son corps de son perchoir, dégoulinant de neige poudreuse comme un sapin à la fonte de fin d'hiver, il prononce ces quelques mots :

"Enfants de Grian qui avez répondu à mon appel, bienvenue. Vous êtes ici pour..."

Il s'interromp, comme s'il avait oublié soudain ce qu'il était en train de dire, pour regarder dans le vide, légèrement sur sa gauche. Une oreille baissée, l'autre relevée. Il demeure ainsi quelques instants, laissant les minutes s'écouler inexplicablement.

"... pour euh... Quoi donc déjà ? ... Bon, ça va sûrement me revenir !"

Ni une ni deux, ce maître corbeau descend de son perchoir avec une grâce et une agilité toutes relatives, prenant quelques instants arrivé sur le plancher des loupiauds pour se remettre d'applomb. Le loup blanc toise ensuite chaque présent, un par un, sans bouger son postérieur de place. Enfin, il s'exclame joyeusement :

"Vous avez faim ? J'ai de quoi manger. Vous en voulez ?"

La bête entendait parfaitement les menaces et les reproches qui lui étaient adressés ; toutefois il ne sembla ni s'en étonner, ni s'en offusquer. Pire encore, il ne feint même pas l'inquiétude. En guise de réponse, il tendit sa patte jusqu'à son oreille pour se gratter nonchalament, sans poser ses fesses dans la neige flaciale, lui conférant une position proprement ridicule.

"Je sais, aucune patience... Ni confiance. Mais il ne faut pas les blâmer."

Il avait enfin ouvert la gueule pour s'exprimer... Mais à qui parlait-il, sinon à lui-même ?

"Alors, vous avez faim. Moi, je sais où on peut trouver à manger."

Le loup les regarda tous tour à tour un instant ; ils semblaient prêt à lui sauter à la jugulaire pour lui en faire dire d'avantage. Ça ne le déstabilisa pas d'avantage - était-il si inconscient, ou à ce point naïf ?

"Dans une magnifique plaine, baignée par la lueur d'un soleil chaud et d'ombres bienvenues, je vois des faisans qui marchent au sol ; et des lièvres qui sortent de leur terrier pour se désalterer. Je compte les faisans et les lièvres, tous appétissants. Je compte treize têtes. Je compte trente-six pattes."

Il s'éloigne légèrement, puis les toise à nouveau, une oreille légèrement tombante.

"Chacun à votre tour, venez me dire à l'oreille combien vous pensez qu'il y a de faisans et de lièvres dans cette clairière."

Pey' avait écouté leur réponses, chacun leur tour, sans l'ombre d'une approbation ou d'un déni. Lorsqu'ils eurent terminé, il pencha la tête dans un sens puis dans l'autre, vraisemblablement comme s'il mélangeait les réponses dans sa tête.

Puis il s'adressa à Gerboise, Kalou et Lya en ces termes :

"Il vous incombe de me suivre à présent. Quant aux autres, je vous prierais de bien vouloir attendre leur retour ici même."

Il se dirigea ensuite vers l'entrée d'une grotte non loin, la queue balançant de droite à gauche, relevée pour indiquer sa présence.